- Vu le vendredi 14 novembre 2025
La formule de Philippe Quesne ne change pas : lenteur et étrangeté sont de mise. Pendant les dix premières minutes, j’ai pensé que cela m’ennuierait. De fait, je me suis un peu ennuyé. Mais il faut bien avouer qu’on ne s’ennuie jamais aussi bien qu’avec Philippe Quesne.

Une « esthétique de la décélération »
Dans ses pièces, on retrouve toujours le même genre de personnage. Ils sont décalés : ils ont l’air un peu perdus, un peu défoncés… voire un peu extra-terrestres. Ils errent sur le plateau, à la recherche de choses à faire, d’événements à créer.
J’ai pu rencontrer le metteur en scène, ses acteurs et ses actrices après la représentation. Il décrit lui-même sa marque de fabrique : une « atmosphère cotonneuse », des « histoires fragmentaires » qui se conjuguent pour faire émerger le rêve.
D’ailleurs, il s’explique. Lorsqu’il a élaboré cette « esthétique de la décélération », c’était un geste engagé. Il voulait s’opposer au théâtre très frontal, aux prises de paroles face public, à la vitesse et aux postillons. Il voulait créer un contre-modèle inspiré entre autres de Claude Régy : un théâtre qui se fasse davantage paysage. Au public alors de faire pérégriner son œil sur la scène.
Une improvisation-performance
Ici, « l’atmosphère cotonneuse » était celle d’une galerie d’art contemporain en devenir : une grande salle où quelques bombonnes de gaz, des tréteaux, des planches adossées aux murs et une chaise suspendue font office de tout décor. Au fond, quelques masses informes sous des couvertures grises. En somme, une sorte de garage qu’une femme (Isabelle Angotti) a décidé de transformer en lieu de performances.
Elle fait venir quatre artistes qui, pendant une heure vingt, entament avec elle une longue performance-improvisation. La frontière entre le personnage et l’acteur se brouille. Isabelle Angotti le rappelle : le travail du rythme est essentiel car le spectacle n’est en fin de compte qu’une longue improvisation pour laquelle les acteurs et actrices n’ont que quelques points de rendez-vous en guise de repère.
On s’approche parfois dangereusement de la parodie de performance contemporaine : personnage qui entoure une chaise suspendue de film plastique, arrose le tout de fumée sous les regards d’approbation de ses camarades. D’ailleurs, la salle rit. Mais en fin de compte, le spectacle reste très touchant, car les personnages semblent retourner à un état de fascination, de naïveté et de joie enfantine qui se communique facilement à nous.
L’émergence de l’étrange
Et puis soudain, la magie de Quesne intervient. Un personnage approche son micro de la mousse qui résulte d’une réaction chimique. Un son inquiétant en émerge. Les silhouettes quasi-humaines du fond de la salle commencent à se mouvoir en poussant des râles rauques. Au sentiment de joie enfantine se mêle la fascination pour l’étrange, avec peut-être même un soupçon d’horreur. On écarquille les yeux, on laisse le frisson arriver. Les spectacles de Quesne sont lents, parfois ennuyeux, incompréhensibles et obscurs, mais provoquent toujours une sensation qui leur est unique.
On passe donc finalement un très bon moment. La seule chose qui m’inquiétait un peu : le côté crossover avec L’effet de Serge, une pièce de 2007 dont le Paradoxe de John est un peu la suite : Serge était un homme qui vivait seul dans son appartement où il organisait des pièces de théâtre une fois par semaine ; or cet appartement, il le laisse au personnage d’Isabelle Angotti pour qu’il en fasse la fameuse galerie. J’avais un peu peur des inside jokes et du côté entre-soi. Mais passé ce clin d’œil, il n’y a plus d’autres références.
Enfin un autre point fort du spectacle : les textes de Laura Vazquez, que celle-ci a écrits pour la pièce. Les acteurs les intègrent parfois à leur improvisation, comme s’ils refaisaient surface au milieu du chantier théâtral, donnant ainsi une structure à toute la pièce. Ils passaient aussi sur des panneaux à sur-titres disposés dans la salle, posés en biais sur le sol ou contre les murs. La poésie de Vazquez devient alors une forme de réclame publicitaire qui illumine la salle. De deux choses l’une : c’est intéressant car ça incite le public à laisser son regard explorer la scène à la recherche des bouts de texte de la poétesse. D’un autre côté, ça ne met pas en valeur son texte. Heureusement, donc, que l’équipe nous distribue à la fin du spectacle ces poèmes joliment édités sous le titre : Se succèdent et se répètent sans interruption dans toutes les sphères célestes et mentales.
Une belle trace du spectacle qui restera dans ma bibliothèque.



Laisser un commentaire