- vu le 11 janvier 2024 au Théâtre du Rond-Point
Le Rond-Point accueille cette saison trois spectacles du Munstrum Théâtre, compagnie créée par Louis Arène et Lionel Lingelser. Le talent artistique du Munstrum est déjà bien établi et leur succès est indubitable – à tel point qu’il devient difficile de récupérer sa place au guichet tellement le théâtre fourmille de monde. Le jour de la représentation, le personnel avait visiblement du mal à gérer le flot de spectateurs. Mais cela vaut le coup de se battre : pour faire court, il faut voir les spectacles du Munstrum.
Une rétrospective du Munstrum au Rond-Point
Je me permets de revenir rapidement sur les deux autres spectacles. En plus de 40° sous zéro sont programmés Les possédés d’Illfurth, un seul en scène de Lionel Lingelser, et Le Mariage forcé, la farce de Molière mise en scène l’année dernière par Louis Arène à la Comédie Française.
Chacun de ces spectacles, tous deux très courts, est un petit bijou. Dans Le Mariage, Arène conserve le masque, sa marque de fabrique. La scène devient une boîte cubique dont absolument tout peut émerger de chacune des parois. Les personnages masqués deviennent eux-mêmes une partie du dispositif, ils semblent être faits du même matériau que les décors. En une heure, c’est un festival de burlesque spectaculaire et explosif. J’en suis sorti soufflé, estomaqué. Les Possédés, c’est un projet plus personnel, sans masque, de Lingelser en collaboration avec Yann Verburgh à l’écriture. C’est un peu d’autofiction, et un peu de pari : Lionel Lingelser lui-même nous révélait en bord-plateau que ce solo était aussi l’occasion de faire au théâtre tout ce qu’il s’était interdit jusque là : voix, accents, mimes… Mais tout se mélange à merveille. C’est un récit touchant qui part de l’imaginaire d’enfant.
Je n’ai pas toujours été 100% convaincu par les spectacles du Munstrum. Zypher Z, une forme de dystopie animale et onirique, m’avait ainsi un peu laissé de côté par un récit que je trouvais sacrifié au profit de l’esthétique. Mais quelle esthétique : le Munstrum a une vraie patte visuelle repérable dans tous les spectacles. C’est très noir, désincarné, torturé ; parfois loufoque et chargé ; parfois lisse et épuré. La scénographie raconte parfois autant que les paroles dans leurs spectacles. Et surtout, les masques. Lionel Lingelser et Louis Arène se sont spécialisés dans la confection de masques dans une matière évocatrice du latex. Présents dans quasiment toutes leurs créations, ceux-ci sont un terrain infini d’expérimentations et de recherches. Ils parviennent à les faire résonner de façon différente pour chacun des spectacles.
Un rire paradoxal
Mais assez d’introduction, restons concis. 40° sous zéro se compose de deux pièces de Copi qui scindent donc le spectacle en deux : L’Homosexuel, d’abord, puis Les Quatre Jumelles. Copi est franchement difficile à lire. Lorsque j’avais essayé de lire les deux pièces dans la perspective d’un atelier, je n’en étais même pas parvenu au terme : c’était trop trash, à la limite de l’inconcevable. Je ne pouvais pas me représenter ce que je lisais. C’est un savant mélange d’extrême violence, d’absurde et de vulgaire, le tout dans un environnement glacial. Mais c’est que Copi a besoin d’être représenté, d’être joué, pour que tous ses engrenages se mettent en marche, pour que soudain le spectateur puisse faire sens de ce que le lecteur avait échoué à décrypter. En assistant à 40° sous zéro, j’ai ri de bon cœur, d’un rire franc. On rit de l’éloquence et de l’outrance de ses personnages, des situations innommables dans lesquelles ils sont impliqués. Au point qu’on se demande, là encore, si on peut rire de tout – il faut dire que Copi était dessinateur pour Hara-Kiri et Charlie Hebdo dans les années 1970 et 1980.
Dans L’Homosexuel, trois personnages transgenres (Irina, Madre et Mme Garbo), ultra-sexualisés, se confrontent les uns aux autres dans un habitacle frigorifique en Sibérie. Au bout de quelques minutes seulement, Irina « chie » un fœtus, immédiatement dévoré par un répugnant chien serpillère. Quatre jumelles, commence lorsqu’une des sœurs se fait une piqûre d’héroïne avant de se faire poignarder par sa jumelle. Comment expliquer le fait qu’on puisse rire face à de telles atrocités ? Ce n’est pas vraiment un rire de gêne ou de conjuration. On rit honnêtement de ce qu’on voit. Copi et le Munstrum parviennent à nous placer dans un endroit à l’écart des considérations éthiques, politiques ou polémiques. On constate et l’on rit. C’est un rire spécifique au théâtre et aux arts vivants.
D’une certaine manière, le Munstrum réussit là où le Zerep échoue1. Les deux compagnies travaillent sur le masque, la difformité et la vulgarité transformées et sublimées par le jeu. Dans les deux cas, l’horreur est transcendée et intégrée à la dramaturgie sans perdre de sa substance. Le rire n’empêche pas de réfléchir à ce qu’on vient de voir, il est une ouverture. Il repose par ailleurs sur des procédés d’apparence assez simple : du slapstick, du burlesque au ton cartoon avec des courses-poursuites, des personnages hauts en couleurs qui se donnent des coups aux sons surprenants. Mais là où le manque de sérieux phagocytait le propos de la pièce dans le cas du Zerep, ici, il ne fait que le renforcer.
Pourtant, le cadre polaire de la pièce du Munstrum n’invite pas à rire. Une atmosphère gris-bleu, des personnages couverts de doudounes, des ustensiles rudimentaires et une baignoire-cercueil en fer forment le décor. La musique est aussi glaçante que l’atmosphère. Le cadre est sordide, entre hôpital désaffecté et hutte de taxidermiste barbare. Mais si tout le monde ne peut pas rire de tout, le Munstrum prouve qu’on peut rire partout.
Le rire, dans 40° sous zéro, relève d’un virtuose exercice : Copi et le Munstrum parviennent à nous faire changer de disposition face à une pièce qui devrait être absolument terrifiante.2 Notre rire est paradoxal, on se surprend nous-mêmes. Tout ne tient qu’à la performance des acteurs. On est constamment sur le fil. À n’importe quel moment, j’aurais pu sortir comme les quelques spectateurs dégoûtés. Mais non, car quand je ne riais pas, j’étais simplement captivé par la ressource infinie d’énergie des acteurs. Arène le dit lui-même :
Il n’y a pas de dénouement, pas de leçon à tirer, pas de résolution salvatrice comme le voudraient les conventions du théâtre « classique ». C’est un théâtre sans but ou la vacuité est convoquée comme figure esthétique. Ici, le sens ne se trouve pas dans le signifiant, mais dans le jeu avec le(s) signifiant(s). Il repose sur l’art du rythme, l’agencement des thèmes et le jeu avec les outils théâtraux. La puissance des acteur.ice.s, leur imagination, le pur plaisir du jeu sont chez lui, synonymes de salut et de catharsis.
L’horreur, au fond, n’est qu’une excuse, une matière première qui n’est là que pour être transformée.
Spectaculaire ou politique ?
On peut évidemment faire une « parabole politique », pour reprendre à nouveau les propos de la note d’intention, des deux pièces. Les personnages sont en exil, en perte d’identité, enfermés dans un cycle de violence qui ne semble pas pouvoir se terminer. Mais cela, on y pense à la sortie. Là où la teneur politique du spectacle peut être ressentie de façon plus directe, c’est dans son aspect « queer ». Louis Arène explique que la « figure de la folle » qui était auparavant symbolique du théâtre de Copi – et qui n’est désormais plus pertinente – laisse la place à la dimension queer, qui ouvre plus de perspectives esthétiques, dramaturgiques et politiques. Les questions de transidentités et les costumes réminiscents des drag show déploient en effet un champ interprétatif très large.
Mais ce qui compte, au présent, c’est avant tout le spectaculaire. Louis Arène semble d’ailleurs utiliser le queer comme une porte d’entrée vers la pluridisciplinarité, et donc le caractère spectaculaire de la pièce :
Spectacle visuel, sonore, sensoriel et furieux, 40° sous zéro se veut une œuvre plastique et musicale autant que théâtrale, à la croisée de différents médiums. Cette pluralité revendiquée est la métaphore d’un rapport au monde complexe et émancipé de la pensée dominante binaire qui enferme l’individu dans une morale simpliste.
40° sous zéro fascine par son apparence brute de décoffrage, qui cache néanmoins une multiplicité de facettes et d’inspirations différentes.
Le masque synthétise le caractère protéiforme et sensationnel de la pièce. C’est un artifice simple, mais qui représente un terrain de jeu infini. Les masques du Munstrum sont blancs et neutres. Ils s’enfilent comme des casques et recouvrent la tête, du haut du crâne au bout du nez. Ils ont tous en commun un air surpris, halluciné, les sourcils relevés. Cette expression sert de fondation à un large imaginaire et donne beaucoup de possibilités aux acteurs. Ils sont des clowns, parfois maladroits, évoquant Chaplin ou Buster Keaton ; ou bien ils dégagent plutôt une aura de clown tueur. Ils sont aussi des pantins ou des diables en boîte, qui comme Pinocchio, se seraient soudain animés, éveillés par quelque esprit. Le masque est comme une seconde peau : il cache et révèle en même temps. Il effraie et captive. Dans 40°, ils sont toujours très humains ; il n’y a pas de masques d’animaux comme dans Zypher Z. Tous les personnages semblent parfois interchangeables : le masque contribue aussi à la confusion d’identité. Il suggère la possibilité que tous les rôles sont interchangeables, et que la seule chose qui demeure, c’est le jeu et le spectacle.
Conclusion
En fin de compte, on en a pour son argent. Le Munstrum se saisit de la crudité, de la violence et de l’humour de Copi avec brio – au point qu’on a l’impression que le texte est écrit pour eux. La pièce est sans aucun doute spectaculaire. Mais le tour de force réside non seulement dans le fait que l’on reste, mais qu’en outre l’on rie. Le côté queer est évidemment prégnant. Il nourrit le spectaculaire et le plaisir que l’on prend à voir les acteurs et les actrices performer sur scène. Ce n’est qu’ensuite, une fois qu’on a bien profité du spectacle, qu’on peut s’interroger sur les implications politiques de 40° sous zéro. Louis Arène finit ainsi la note d’intention :
Le projet esthétique devient politique. Il s’agit ici de traquer la vérité nichée quelque part dans la tension entre le trivial et le sublime, avec gravité et joie.
Voir les quatre jumelles de Copi s’entretuer en boucle, jusqu’à n’en plus finir, est drôle. Puis, lors du salut, les acteurs lisent une lettre pour demander l’arrêt du massacre à Gaza. Et l’on se rend compte, soudain, de ce dont on vient de rire.
- Cf. le compte-rendu de La vengeance est un plat ici ↩︎
- Cela fait penser, d’une certaine manière, au prologue de l’Amphitryon de Plaute, où le dieu Mercure utilise pour la première fois au monde le mot « tragicomédie ». Il explique que malgré une histoire qui suggérerait le registre tragique, il va la transformer en comédie sans en changer un seul vers, grâce à sa toute-puissance. Mais pas besoin de dieu chez Copi. Il n’y a besoin de rien pour faire du tragique une comédie. Sauf de bons acteurs et actrices. ↩︎
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