Andromaque – Stéphane Braunschweig

  • vu le 14 décembre à l’Odéon (6e)

J’allais un peu à reculons à la représentation d’Andromaque, étant donné le peu d’affection que je porte généralement aux mises en scène de Stéphane Braunschweig. Mais bon, une place gratuite dans un grand théâtre parisien, ça ne se refuse pas. Pour celles et ceux qui ne le savent pas, l’Odéon met à disposition un code promotionnel pour les -26 ans, tous les jeudis à 18h sur leur site, afin d’obtenir une place gratuite (et avec une bonne visibilité si vous êtes assez rapide) à la représentation du jeudi suivant. 

Ce que je reproche aux mises en scène de Braunschweig, ce sont les moyens colossaux mis dans la scénographie qui cachent une façon très impersonnelle d’aborder la pièce et une direction d’acteurs que je trouve particulièrement lacunaire. Même si Andromaque est dans la droite lignée des quelques spectacles que j’ai vus et étudiés de Braunschweig, elle reste cependant une assez bonne surprise. Je comparerais assez volontiers le travail de Braunschweig à celui des réalisateurs de blockbusters hollywoodiens. Il ne faut pas en demander plus ; c’est simplement dommage, car on peut tirer bien plus de Racine qu’un simple divertissement, tout réussi qu’il soit

Cela dit, Andromaque reste un blockbuster de luxe, car il faut payer fort cher pour être bien assis à l’Odéon. J’éprouve toujours un drôle de sentiment en passant, d’une semaine à l’autre, de la MC93 à l’Odéon. Il va sans dire que les publics sont radicalement différents. Cela étant dit, je remercie du fond du cœur la dame qui a souhaité changer de place avec moi pour être assise à côté de son amie. J’ai accepté sans trop savoir où je me retrouverais : et j’ai fini dans une loge quasi-privée, pile en face de la scène, avec la possibilité de m’appuyer pour écrire, d’étendre mes jambes, et de reposer ma tête contre les panneaux recouverts de coussins rouges. Autant dire que tout était en œuvre pour que j’apprécie le spectacle. 

https://youtu.be/kWBAHjK6eeg?si=nQ9CQ-b8BG98o7V4
Présentation de la pièce, qui permet mine de rien de se faire une idée du décor et du jeu des personnages. Je n’arrive pas à savoir si c’est une chaîne youtube officielle de l’Odéon car il n’y a que cinq abonnés. Leur chaîne vimeo a l’air plus vivante.

Un jeu unidimensionnel et une présence difficile au plateau

Mais je reste sur mes positions. Dès le départ, les personnages apparaissent immédiatement comme stéréotypés et unidimensionnels. On ne voit ni leurs failles, ni leurs hésitations : ils ont l’air d’être de papier, alors même que Braunschweig dit lui-même, dans le programme, rendre les alexandrins concrets, et donc sortir de la vision très littéraire qu’on peut avoir du théâtre de Racine. J’ai presque eu l’impression qu’il avait attribué à chaque personnage un caractère archétypal et qu’il demandait à ses acteurs de jouer de cette façon. Pyrrhus (Alexandre Pallu) est ainsi une sorte d’ancien soldat traumatisé, alcoolique et macho. Durant les trois premiers actes, il ne donne pas une seule réplique sans gueuler ou grogner, il ne s’assoit jamais sans s’affaler sur sa chaise en « manspreadant » mieux que personne. On peut représenter un jeune homme traumatisé sans en faire une sorte de vieux rambo désillusionné.

On ne sait même plus si les acteurs ont la voix cassée à cause de leur jeu forcé, ou si le metteur en scène leur a demandé de jouer ainsi. C’est parfois très frustrant, lorsqu’on voit transparaître une autre émotion que le filtre qui leur est imposé. Au début de l’acte II, Pyrrhus reprend brièvement un ton normal : quel plaisir. Mais cela ne dure pas longtemps. Parfois, la voix casse, l’acteur semble sortir un instant du rôle pour exprimer un désarroi plus humain, une couleur plus naturelle et contrastée : était-ce préparé ? Je ne sais pas, mais j’aurais aimé en voir plus. Oreste (Pierric Plathier) fait vraiment bourgeois parisien. Andromaque (Bénédicte Cerutti) est monolithique dans son pathos. 

Ce pathos fonctionne en revanche très bien dans les scènes qui en ont besoin. Je pense notamment à sa confrontation avec Pyrrhus à la fin du troisième acte. L’un comme l’autre ont un jeu tout à fait stéréotypé, mais porté à un tel paroxysme que ça en redevient bon. Cela me rappelle un des exercices que je faisais au conservatoire, qui consistait à outrer tellement notre jeu qu’il en devenait mauvais. Mais cela nous amenait à trouver une certaine sincérité qui ne pouvait exister autrement. C’est exactement ça ici. Je me suis ainsi surpris à sourire, car enfin je me laissais complètement prendre par la pièce : j’y étais ! 

Mais la plupart du temps, on perçoit difficilement la tension entre les personnages et leurs conflits intérieurs. Les acteurs semblent tellement peu dirigés qu’ils ne savent pas quoi faire de leur corps au plateau. Il y a deux cas : soit ils utilisent trop leurs mains, soit ils ne les utilisent pas assez. Dans tous les cas, le problème est à mon avis le même : ils ont dû faire beaucoup de travail à la table, mais trop peu sur les planches. Céphise met ses mains sur son visage ou se plie en deux les bras sur le ventre pour signifier sa douleur. Elle se triture les mains quand elle est un personnage muet ; une fois que je l’avais remarqué, je ne voyais que ça, puisqu’à côté Andromaque était immobile. Certes, cela renvoie à la stature d’acteurs antiques, mais dans ce cadre, cela aplatit juste la scène. Les personnages ne semblent pas traversés d’émotions, ils manquent de vivant. Lorsqu’ils bougent, enfin, il semble que cela correspond à un gimmick de caractère qui ne dit rien de leurs émotions profondes : par exemple, Pyrrhus qui boit un verre. Braunschweig a créé des silhouettes plus que des personnages. Oreste, lui non plus, ne sait pas quoi faire de ses mains ; mais au lieu d’en faire trop, il n’en fait pas assez. Il met la main sur l’épaule de Pylade ou sur celle d’Hermione, un peu comme un étudiant de théâtre le ferait s’il était mal à l’aise avec l’espace personnel de son ou de sa partenaire de jeu. Mention spéciale à ses -euh très parisiens du genre : « L’amour achèverait de sortir de mon cœureuh ». Pas grave, mais participe à son côté très bourgeois du 8e. 

Cette sorte de malaise corporel est d’autant plus prégnant qu’il est empiré par la scénographie. Braunschweig a eu l’idée visuellement très forte d’une immense flaque de sang circulaire au sol. Bien que cela manque de subtilité, l’effet est indéniable. Cela fait aussi écho au cercle tragique, cette sorte d’arène que visualise Barthes dans son Sur Racine – je simplifie à outrance, évidemment. Les personnages sont gênés par le liquide, ils ont peur de glisser, et ça se voit. Là où la contrainte aurait pu se transformer en tension pour les personnages, on ne ressent que la précaution des acteurs. C’est en outre assez ridicule de voir Andromaque, dans un geste très beau et plein de pathos, se jeter aux pieds de Pyrrhus ; mais se jeter très lentement, pour ne pas se blesser (ce qu’on comprend bien, par ailleurs).

Une scénographie splendide (et probablement coûteuse), mais assez creuse

Que penser, alors, de cette scénographie ? L’effet visuel qu’elle produit est indéniable. Le cercle carmin aux reflets satinés se démarque d’abord d’une épaisse obscurité. Puis un écran fin, déjà utilisé par Braunschweig pour son Britannicus, se lève, dévoilant les murs nus que les ombres couvraient. Sur les parois sont projetées les ombres des ondulations dans le liquide. Les personnages entrent, marchent en provoquant des remous dans l’eau ; et chacun de leurs pas se répercute ainsi sur les murs. Ce dispositif est en outre accentué par l’utilisation d’un miroir dans le dernier acte, doublant ainsi les jeux d’échos visuels. Chaque recoin de l’espace scénique renvoie à Oreste et Hermione leur propre image. Il n’y a rien à redire : l’espace est extrêmement bien conçu et dessiné. Pourquoi, alors, cette scénographie magnifique me laisse-t-elle un peu de marbre, passées les premières minutes du spectacle ? 

C’est qu’aussi réussi soit le décor, il laisse peu de place à l’imagination et à l’innovation. Il se révèle être un carcan assez encombrant, pesant pour les acteurs et ennuyeux pour les spectateurs. Il est lourd dans son symbolisme, et aussi unidimensionnel que le jeu des personnages. Dans la mise en scène de Braunschweig, tout va dans le même sens ; une seule interprétation semble possible. L’épure et la parcimonie des éléments scéniques ne sont parfois pas le synonyme de modernité : parfois, elles sont juste le signe d’une certaine pauvreté. Il en va de même pour les costumes. Braunschweig s’entête à faire jouer tous ses acteurs, quelle que soit la pièce, en costume contemporain – chemise blanche ou noire, veste et pantalon noirs, un pardessus imperméable de temps en temps. C’est chic, c’est épuré, c’est contemporain, mais ça n’évoque rien. Ça affadit l’interprétation et la perception du spectateur. En fin de compte, la pièce n’en sort pas vraiment modernisée : elle perd en caractère, couleur et imaginaire. 

Conclusion

Voilà ce qui me fait dire qu’Andromaque est une adaptation facile, sans prise de risque, du chef-d’œuvre de Racine. Non qu’on éprouve du déplaisir au visionnage ; mais on n’a rien vu de spécial. Une simple adaptation bien faite. Car encore une fois plane l’impression que Braunschweig met en scène par défaut, parce qu’il le faut, parce que Racine est un grand dramaturge. Il le monte à la chaîne, comme il l’a fait avec Shakespeare ou Molière auparavant. On ne ressent pas de lien particulier à la pièce, pas d’attachement à ce qu’elle pourrait signifier. Le geste de mise en scène paraît presque machinal, désincarné. 

Pourtant, Braunschweig travaille de concert avec une universitaire de renom, Anne-Françoise Benhamou. On ne peut absolument pas lui reprocher de ne pas avoir assez creusé la pièce, de ne pas l’avoir étudiée sous toutes ses coutures et ses possibilités. C’est peut-être là la preuve qu’il ne suffit pas de tout connaître à un texte pour en faire une mise en scène neuve, innovante, qui fait battre le cœur à défaut d’être parfaite. Je me dis que parfois, une affection honnête et puissante du ou de la metteuse en scène pour un texte peut produire un résultat bien plus convaincant – à défaut d’être parfait – qu’une étude universitaire poussée. C’est quelques fois en apportant de sa personnalité qu’un artiste peut dévoiler certaines aspérités du texte, ou en dévoiler de nouveaux plis. Cependant, le travail dramaturgique et universitaire doit toujours servir de garde-fou, pour ne pas faire de lecture contradictoire de la pièce. C’est là mon humble avis, nourri à la fois de mon expérience à la fac et au conservatoire. 

On pourrait presque croire que cette adaptation très lisse n’existe que pour les scolaires et la rediffusion en captation à la télévision. C’est bien dommage, car Racine, Molière, Shakespeare, c’est bien plus que ce qu’on en apprend à l’école. Ce n’est pas pour rien qu’on les enseigne à partir du collège. Mais c’est plus qu’une langue et une histoire. Racine crée des personnages et des histoires qui peuvent résonner avec chacun de nous s’ils sont bien mis en perspective. Braunschweig le sait. Je suis donc un peu triste qu’avec les moyens dont il dispose, il se cantonne à une vision aussi peu ambitieuse. 

Et encore une fois, je suis bien sévère, mais aussi un peu de mauvaise foi car j’étais quand même franchement bien placé.


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