- vu le 7 décembre à la MC93
Introduction – traiter du traumatisme
Encore un très gros spectacle de la saison, qui promet beaucoup, mais qui laisse cependant sur sa faim. Esthétique néon, casting de choix avec Adèle Haenel, théâtre résolument féministe… Tout était réuni pour attirer un public nombreux. Le sujet est dur, mais il est aussi difficile à aborder que brûlant d’actualité : il s’agit pour ses personnages de surmonter la mécanique de déni du traumatisme, causé ici par un crime sexuel. Gisèle Vienne dit ainsi dans le programme de salle :
On comprend alors qu’il ne s’agit pas seulement de révéler les crimes mais de les faire entendre dans un cadre perceptif qui est celui de notre société, qui s’évertue à les faire taire.
Elle souligne indirectement le rôle du théâtre dans le monde actuel. La scène ouvre ce « cadre perceptif » où la parole est possible et où le public est là pour écouter, recevoir, et réfléchir. Quant au fait de « révéler les crimes », la pièce est d’autant plus pertinente dans le contexte des nouvelles révélations sur l’immondice de Depardieu ou la récente garde-à-vue de Beigbeder.
Pourtant, je peine à garder quelque chose de fort ou de concret du spectacle. Extra life est pourtant le produit d’une longue réflexion et d’un travail de longue haleine. On ressent bien le lien fort développé entre les actrices et l’acteur. Leur travail a été riche et profond, en témoigne ce qu’en dit Gisèle Vienne :
« Ce qui est passionnant et très beau dans la rencontre entre chorégraphe, metteur en scène et interprètes, c’est le développement d’une capacité à pouvoir s’entendre et se parler dans un langage protéiforme. Ce que j’amène aux comédiens et aux danseurs, c’est une manière de jouer, un langage formel que je développe depuis vingt-trois ans et qu’ils contribuent à développer en s’en emparant. Puis la création devient un dialogue, dans cette langue.
La pièce n’est au fond pas un manifeste politique. Elle s’inscrit dans la continuité des recherches esthétiques et dramaturgiques de la metteuse en scène. Le problème, selon moi, est que son « langage » manque fondamentalement de spectaculaire. Pas dans le sens où ce ne serait pas impressionnant, mais dans le sens où son travail ne se fait pas spectacle, où ce qu’elle veut faire ressentir se communique mal – du moins à la frange du public que je représente. Du même coup, il est difficile pour moi de comprendre et d’adhérer à toute la charge intellectuelle du spectacle.
Gisèle Vienne met donc en scène des personnages marqués par un grave traumatisme. On peut cependant regretter que le traitement du traumatisme, quelle que soit la manière dont il est abordé, demeure assez lacunaire. Dans son aspect très concret, de ce qu’on en voit des personnages extérieurement, il est assez pauvre. Les dialogues sont franchement au ras des pâquerettes. Cela aurait pu être compensé par la danse, manière plus onirique de concevoir les sinuosités d’un corps et d’un esprit violentés et abîmés. On aurait pu penser que, laissant les mots insuffisants de côté, la corporéité des actrices et de l’acteur touche une corde plus sensible de notre perception. En pratique, cela verse dans une forme de démonstration technique qui m’a plus irrité que convaincu.
Un début aussi déroutant que touchant
L’histoire : Félix et Clara sont frère et sœur. Ils se retrouvent, en fin de soirée, dans leur voiture, au milieu de nulle part. Ils se parlent, se taquinent, jusqu’à ce que les stigmates de leurs traumatismes communs – ils ont été violés par leur oncle – émergent. À partir de là, le spectateur assiste à une descente abrupte dans leurs psychés et leurs angoisses. Une troisième figure fait alors son apparition, à la fois présence amicale rassurante, incarnation de l’angoisse ennemie et allégorie des sentiments négatifs de Clara. Il n’est pas clair, en fin de compte, s’ils arrivent à réellement exorciser cette angoisse qui les a pris tour à tour durant le spectacle à la fin de la pièce – j’imagine qu’on ne peut jamais totalement occire ses démons. Mais le spectacle semble donner lieu à une forme d’espoir.
* Petite parenthèse : ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas d’un spectacle *
Je conçois totalement qu’il faille considérer un spectacle sur toute sa trajectoire, de son stade embryonnaire à celui de la création aboutie qui nous parvient. Je prends évidemment en considération toutes les pensées qui ont nourri le spectacle mais qui n’apparaissent pas forcément la matière finale. Il est important qu’elles apparaissent dans le programme de salle, comme ici, pour que le spectateur constate que le théâtre est le fruit d’un long processus de recherche, qu’il mérite donc du temps (et des investissements publics). Il reste dommage que le résultat final soit assez décevant pour moi, puisqu’en fin de compte, tout ce qu’il nous reste de leur travail, c’est bien le spectacle qu’on a sous les yeux. Qu’on n’y voie pas tout le processus de création, ce n’est pas grave. Après tout, le public, largement de gauche, est déjà familier des questions de patriarcat. Il n’y a pas besoin d’enfoncer des portes ouvertes en parlant de la société et du monde de façon généraliste dans le spectacle même. Il ne reste à traiter que l’essence esthétique et la dimension émotionnelle du traumatisme et de la lutte interne qu’il engendre. Et c’est sur ce point, malheureusement que le spectacle ne parvient pas à m’atteindre.
Le début fonctionne très bien. Tout commence dans une voiture, au milieu de nulle part. Tout l’espace théâtral est plongé dans la fumée : la scène est invisible quand on entre dans la salle. Le plateau sort de la brume comme un vaisseau fantôme. On a ainsi vraiment l’impression d’accéder à l’univers très intime de Clara et Félix, coupés de tout, en paix. On peut déplorer le fait qu’on ne voie pas très bien, que le jeu soit désincarné à une telle distance. Tous les deux sont en effet dans l’habitacle de la voiture, avec micros à chef ; il est difficile de comprendre vraiment. Mais on s’y fait. Un jeu s’installe avec la radio : ils se moquent d’une émission complotiste sur les extra-terrestres. Un dialogue à trois voix, entre eux et la radio, s’installe. C’est assez touchant, très doux, et en même temps plutôt étrange : ils parlent de paranormal en pleine nuit, dans un espace tout à fait anonyme ; et une certaine animosité face à leur passé qui ressurgit.
Entre transparence de platitudes et opacité de scènes hermétiques
Puis apparaît la troisième figure. À partir de là, on comprend que le temps n’avance plus : il sera toujours 5h38 jusqu’à la fin du spectacle, comme ils le répéteront à plusieurs reprises. Ils se retrouvent pris dans une sorte de boucle. En découle une suite de mouvements dansés, à la manière de rituels qui serviraient à conjurer leur passé ou leur déni, et de mouvements d’angoisse intense. Le problème est que, dans l’un comme dans l’autre, le public est confronté à une forme de platitude. Dans les moments d’angoisse ou de pics de tension, les dialogues sont franchement faibles et les personnages ne nous sont pas rendus particulièrement intéressants, profonds ou attachants. Les passages dansés sont assez froids : techniquement très aboutis, mais dont il est difficile de tirer quelque chose sur le plan émotionnel. Le travail sur les lumières est à couper le souffle… sauf que personnellement, puisque j’avais littéralement des lasers pleins les yeux (j’y reviendrai…), je ne voyais pas ce qui se passait sur scène quand ils dansaient. Et quand je le voyais, ils dansaient, très, très lentement, comme on danserait après une longue soirée alcoolisée. C’est logique dans la diégèse de la pièce, mais ça ne rend pas la chose plus spectaculaire pour autant. Rien de la fascination que j’ai ressentie pour les danses lentes, mais millimétrées de Monument 0.10, donc.
On comprend bien, sur le principe, la visée de la metteuse en scène, mais on ne se sent pas plus proche des personnages pour autant. Dans le programme, Gisèle Vienne dit : « Avec un humour subversif et de manière dramatique, la pièce aborde l’encodage perceptif qui construit le déni et celui qui permet son dévoilement et sa compréhension. » Je comprends ce qu’elle tente de construire autour du déni. Mais je peine à voir « l’humour subversif » passées les quinze premières minutes. Pour ce qui est des effets dramatiques, je ne suis pas convaincu non plus, puisque la pièce adopte rapidement une forme d’hermétisme qui ne permet en rien de comprendre le traumatisme des personnages et de développer de l’empathie.
Il y a des chocs dramaturgiques, en revanche, quand on se rend compte que tel son renvoie à un détail cruel de leur passé. Mais cela, le personnage de Félix est obligé de l’expliquer. Sinon, on reste dans le flou total. Dans cette même veine, tout un jeu se construit autour d’une marionnette dont on ne comprend pas la présence, qui semble sortir de nulle part. À noter que Vienne a une formation de marionnettiste. Mais là, le pantin reste sur une chaise, rien n’en est fait. On saisit plus ou moins qu’il représente une sorte de présence oppressive. Certes, on est à la frontière du fameux argument : « c’est nul parce que je n’ai pas compris ». Mais il y a un réel problème quand on a l’impression que la situation est claire pour les personnages mais pas du tout pour nous. À la sortie, j’entendais des gens dire qu’il s’étaient presque sentis bêtes de ne pas comprendre. Je trouve ça assez juste, et il est dommage qu’on en arrive là.
Il y a en fait un écart profond entre certains moments extrêmement explicatifs et d’autres totalement opaques. Clara revient parfois sur la fête dont ils sortent avec des « Aimer, ça s’apprend » ou bien « C’était trop bien cette fête, ça donne envie de se battre ». La platitude du propos est d’autant plus frappante que l’instant d’après, il est projeté dans une performance complètement lunaire où Félix hurle à l’encontre d’une marionnette et de sa sœur. D’un côté, aucune place n’est laissée à l’interprétation du spectateur ; de l’autre, il est soudain livré à lui-même. Ces deux modes de réception sont tout à fait valides. Mais passer de l’un à l’autre aussi soudainement, c’est malmener le spectateur.
Par pitié, ménagez le spectateur
Or cela s’inscrit dans toute une dynamique de brutalisation du spectateur. Les compositions électroniques de Caterina Barbieri s’accordent parfaitement à l’esthétique néon et à l’utilisation des lasers, mais pourquoi, pourquoi les mettre aussi fortes ? La pièce ne gagne pas en densité et en puissance émotionnelle simplement en montant le volume à fond, ça je peux vous l’assurer. Au contraire, le spectacle perd et mon adhésion, et ma compassion, ce qui est pourtant important quand on traite de telles thématiques. Il en va de même pour la création lumière d’Yves Godin. Oui, l’architecture sonore et visuelle composée au plateau fonctionne très bien. Je salue aussi l’idée de faire appel à des artistes pour faire de la pièce une performance. Cela participe de l’idée que le théâtre peut se faire le réceptacle de différentes formes d’art contemporain, les conjuguer, et nous ouvrir de nouveaux horizons perceptifs. Mais j’en ai marre de me prendre des lasers dans les yeux, c’est juste douloureux et dangereux. Il y a des façons plus subtiles de créer le malaise ou le vertige chez le spectateur.
Peut-être ne suis-je pas habitué au monde de la nuit, à ses vibrations et à ses lumières, dont Extra life tire son imagerie. Mais il doit pouvoir exister un moyen de le faire ressentir sans passer par des lasers dans les yeux et un système sonore gonflé aux stéroïdes.
Je suis malgré tout reconnaissant aux artistes de fournir de la matière à penser. D’autant plus qu’ils et elles rappellent que le théâtre public est un lieu de débat et de réflexion. À la fin de la représentation, est lue une lettre demandant l’arrêt du massacre à Gaza et une considération égale des violences du Hamas et d’Israël.
Laisser un commentaire